Après le vote, la politique – La chronique de Joseph Andras

Nous accueillons régulièrement l’écrivain Joseph Andras pour une chronique d’actualité qui affûte nos armes et donne du style à nos frustrations.


Avant tout l’évidence : voter pour le très pondéré Front populaire. C’est rien mais c’est beaucoup – freiner l’ascension de la saloperie et, sans doute, sauver des vies. Pour l’heure nous n’avons que ça : un pauvre bulletin qu’on jette comme la première couverture venue sur le feu. Ni plus, ni moins. En cas de victoire, fort incertaine, la constitution d’un gouvernement « populaire » ne sera plus notre affaire. Car « populaire » il ne peut l’être.

La gauche « invisible »

Pour qui vit en zone rurale – ainsi de l’auteur de ces lignes – les scores du Rassemblement national ne sont jamais objet de surprise. La surprise est, justement, la surprise. En trop de ces lieux la gauche est une espèce rare (quelque chose comme le loup gris) ; « La gauche n’est pas tant critiquée qu’elle est très invisible là où j’enquête. Elle est réduite à peau de chagrin depuis plusieurs décennies », précise le sociologue Benoît Coquard. Chaque jour nous fréquentons les électeurs du Rassemblement national : à la boulangerie, au café, au supermarché, au sport : ils sont notre ordinaire. Non que la ruralité soit un bloc ; non qu’il faille trancher entre clochers et métros à coups de hache ; mais enfin, oui, Paris, Lyon et Rennes, où Bardella rase les murs, nous sont une curiosité. Pour mémoire : 88 % des communes du pays sont rurales et 93 % d’entre elles ont placé le leader fasciste en tête.

La critique est nécessaire ; l’autocritique bien plus encore. La force de l’ennemi n’est jamais étrangère à nos fautes – leçon de nos anciens. En 1923, Clara Zetkin, en ce temps députée communiste à Berlin, se penchait sur la récente percée fasciste en Italie : « Les actions de ces partis [communistes] n’ont, très souvent, pas été suffisamment vigoureuses : leurs initiatives ont manqué de portée et leur pénétration dans les masses a été insuffisante. » En 1932, Simone Weil, de retour d’une Allemagne amplement séduite par le nazisme, demandait : « Que manque-t-il au mouvement ouvrier allemand ? » Cinq ans plus tard, rescapé d’une Espagne livrée au franquisme, George Orwell ajoutait depuis l’Angleterre : « C’est pourquoi, de manière peut-être paradoxale, il est nécessaire, pour défendre le socialisme, de commencer par l’attaquer. » Partout où le camp fasciste capte l’attention des sans privilèges le camp de l’égalité devrait le premier la capter. Or : aux dernières élections, 54 % des ouvriers votants et 40 % des employés votants ont voulu Bardella (on évaluait l’an passé le vote RN des chômeurs à 45 %). L’Ipsos peut même commenter : « il n’y a guère qu’au sein des catégories très favorisées qu’il n’a pas joué la première place ».

La critique est nécessaire ; l’autocritique bien plus encore. La force de l’ennemi n’est jamais étrangère à nos fautes – leçon de nos anciens.

Le vieux Marx a dit un jour du prolétariat qu’il est la classe qui « subit l’injustice tout court » : conservons cette définition, minimale mais opérante, et remplaçons le mot « prolétariat » s’il a perdu de son pouvoir d’attraction. Qui donc subit l’injustice ? Par exemple : ceux qui n’ont pas la possibilité de partir en vacances (et ceux-là sont près de la moitié de la population) et ceux qui se rendent au travail à reculons (et ceux-là sont deux salariés français sur trois) ; ceux dont la rémunération moyenne mensuelle nette est la plus basse (et ceux-là sont ouvriers, esthéticiennes, agents d’entretien, aides à domicile, serveurs, assistantes maternelles ou bien apprentis de cuisine) et ceux dont la mortalité par suicide est la plus élevée de l’ensemble des catégories sociales (et ceux-là sont paysans) ; ceux qui, parce que candidats à l’embauche d’origine maghrébine, ont 31,5 % de chance de moins d’être contactés à « qualité comparable » et celles qui, parce que femmes, occupent plus souvent des emplois à bas salaires ; ceux qui exercent un métier dit dangereux (et ceux-là sont élagueurs, couvreurs, éboueurs, chauffeurs routiers ou bien sidérurgistes) et ceux qui rament au chômage (et ceux-là sont officiellement plus de 2 millions) ; ceux qui dépendent de l’aide alimentaire (et ceux-là sont plus de 2 millions) ou encore ceux qui n’ont pas de toit (et ceux-là sont quelque 300 000). Là est – là devrait être – le cœur battant du camp de l’égalité. « La classe de ceux qui ne comptent pas – dans aucune situation – aux yeux de personne », pour parler, simplement, comme Simone Weil.

« Perdre les ouvriers, ce n’est pas grave »

Inutile de s’attarder sur la trahison du PS. Historique et obscène. Mitterrand a promis, dans Ici et maintenant, qu’il allait détruire « les structures qui assurent le pouvoir de classe des groupes dominants » puis, avant d’envoyer la troupe en Irak, a jeté par-dessus bord la totalité de ce qu’il a promis. En 2002 Jospin a salué l’enterrement du mot socialisme – à savoir l’égalité – et juré qu’il fallait « épouser son temps ». Dix ans plus tard Hollande a terminé de pisser sur le monde ouvrier : les « perdre », ça n’est rien. Inutile de faire la liste, cent fois faite, des ravages libéraux et du sabotage méthodique de la vie courante à travers le pays. Inutile de revenir sur l’effondrement passager de l’issue révolutionnaire, les chambardements au travail et l’atomisation tout partout. On sait. On sait combien ça pèse, aussi.

« Ces électeurs et électrices peuvent évoluer et changer d’avis. Si leur condition sociale change, si leur représentation politique se déplace, ils vont pouvoir voter pour d’autres options électorales. Il faut donc parvenir à la fois à rendre le racisme à nouveau honteux, tout en s’adressant à d’autres aspects et à d’autres intérêts sociaux chez ces individus »

Félicien Faury

Quand, en 2018, les sans privilèges se sont flanqués d’un gilet jaune au nom de la dignité et d’une conception très fine de la démocratie, la gauche n’a pourtant rien trouvé de mieux à faire que de tortiller – dans le meilleur des cas… Et pas seulement la propre sur elle : la CGT de Martinez a boudé et Badiou, cherchant un drapeau rouge mais ne le trouvant pas, a conclu qu’il n’y avait rien à voir. La journaliste Nassira El Moaddem a pourtant vu quelque chose dans le Loir-et-Cher : « Le pouvoir, ils l’exècrent. […] [Les Gilets jaunes] expriment une colère noire contre les élites, les institutions, les médias aussi, les entreprises du CAC40 « qui s’en mettent plein les poches pendant que les ouvriers triment pour trois francs six sous ». Ils en veulent profondément à ces gens d’en haut qui, « au lieu de servir le peuple, ne font que le toiser, le mépriser et lui distribuer les miettes d’un gâteau qu’ils se sont partagé au préalable » ».

Elle a vu beaucoup de choses, même, dans sa ville natale fracassée par la fermeture de l’usine. Elle a aussi vu le racisme – structurant. Il dispose le vote RN, bien sûr. Mais la lutte politique, précisément, a pour but de redisposer. « Ces électeurs et électrices peuvent évoluer et changer d’avis. Si leur condition sociale change, si leur représentation politique se déplace, ils vont pouvoir voter pour d’autres options électorales. Il faut donc parvenir à la fois à rendre le racisme à nouveau honteux, tout en s’adressant à d’autres aspects et à d’autres intérêts sociaux chez ces individus », développe le sociologue Félicien Faury.

« En fait, ils sont comme nous ! »

Nos anciens avaient quelques idées pour couper le fascisme non loin de la racine. L’Allemande Clara Zetkin : « Cela nécessite que nous allions parmi les couches les plus larges de paysans, de producteurs et de travailleurs agricoles exploités et que nous leur apportions le message joyeux du communisme libérateur. […] Ce dont nous avons besoin, c’est de remodeler nos méthodes d’agitation et de propagande ainsi que notre littérature en fonction de ces nouvelles tâches. Si la montagne ne vient pas à Mahomet, Mahomet doit aller dans la montagne. » La Française Simone Weil : « [L]eur faire sentir l’existence, en face de la force hitlérienne, d’une autre force, celle du prolétariat groupé dans ses organisations propres. » L’Anglais George Orwell : « Les socialistes ont assez perdu de temps à prêcher des convertis. » Autrement dit occuper le terrain. Partout où le RN caracole le camp de l’égalité doit installer ses quartiers. Partout où le RN apparaît comme une réponse populaire le camp de l’égalité doit parler jour et nuit. Car où ça ne rêve pas, où ça compte les centimes, où ça peine pour les gosses, là est sa place.

Une fois le fascisme étatisé, assassinant, nos anciens ont fait face. Par tous les moyens comme on sait. Nous n’y sommes pas. Les grands médias s’activent toutefois à précipiter la barbarie – l’ordre inégal, la vie raciste, la loi des forts. Et avec quelle passion. Nous n’avons pas leur audience ; reste le contact vrai, de place en place, de rue en rue, de porte en porte. Ceux qui ne comptent pas, celles qui ne comptent pas sont notre cœur et cette classe, composite, on sait, contradictoire, on sait, est blanche et ne l’est pas. Le gros nœud est là, vital ; tout peut être tenu ensemble. « Ma Sologne et les banlieues partageaient bien plus de difficultés communes qu’on ne pouvait l’imaginer » – Nassira El Moaddem, encore, dans son livre Les Filles de Romorantin. De fait : accès aux services publics, budgets communaux, isolement, mépris… Et désormais : le sang versé. La police macroniste, copieusement fascisée, a arraché les yeux des Gilets jaunes et, suite à d’autres, la vie du jeune Nahel. « Après les Champs-Élysées, on s’est dit… en fait, ils sont comme nous ! » – Nawufal Mohammed, 30 ans, de Clichy-sous-Bois. Que tous les nous entravés s’associent contre les forts, l’horizon est en effet celui-là. Rien n’est donné ; aux égalitaires de tout tenter : sans quoi l’abîme.

La « démocratie abjecte »

Voter Front populaire dans l’urgence, donc. Puis laisser derrière soi la couverture si le feu – pour un temps – s’éteint. Car le problème est ailleurs. C’est un problème de cadre. On qualifie de politique ce qui n’est pas la politique. De démocratie ce qui n’est pas la démocratie. L’époque est à la pleine refonte : autrement dit sortir enfin du cadre.

Partout où le RN caracole le camp de l’égalité doit installer ses quartiers. Partout où le RN apparaît comme une réponse sociale le camp de l’égalité doit parler jour et nuit. Car où ça ne rêve pas, où ça compte les centimes, où ça peine pour les gosses, là est sa place.

La proposition représentative parlementaire est très récente – « moderne », dirait Rousseau dans son Contrat bien connu. Elle est un petit rien du tout dans l’histoire de l’espèce. Un bricolage par nature antidémocratique. Un machin fastueux et obsolète. « Le parlementarisme, loin d’être un produit absolu du développement démocratique, du progrès de l’humanité et d’autres belles choses de ce genre, est au contraire une forme historique déterminée de la domination de classe de la bourgeoisie et – ceci n’est que le revers de cette domination – de sa lutte contre le féodalisme. Le parlementarisme bourgeois n’est une forme vivante qu’aussi longtemps que dure le conflit entre la bourgeoisie et le féodalisme », rappelait Rosa Luxemburg dès 1905. Ce conflit est fini. Il s’agirait de le noter. Puis d’avancer en conséquence. La politique commence par le niveau local pour s’étendre, concentriquement, institutionnellement, via la délégation échelonnée, au niveau national. Une coordination organisée de bas en haut et de haut en bas – l’opposition est sans fondement. Organisée et, disons-le, révolutionnaire. Plus de carrière ni de professionnel de la chose publique ; plus de Traité constitutionnel européen ni de 49.3 ni de réforme des retraites ; plus de Kanaky à feu et à sang ni de matériel de guerre livré à Israël. On délègue ce qui doit l’être et on révoque aussitôt que le délégué manque à son devoir. « Les électeurs ne peuvent exercer leur pouvoir qu’au moment du vote ; le reste du temps, ils sont impuissants », complétait Anton Pannekoek, le penseur hollandais de la démocratie réelle, en 1936 – qualifiant dûment la « démocratie » parlementaire de « démocratie abjecte » et « truquée ».

« République des Conseils », disait-on autrefois pour nommer la justice enfin fondée : trouvons les nouveaux mots qu’il faut. Mais vite. Car cette impuissance s’écrie en tout lieu. Elle fortifie l’ennemi. Elle hâte le naufrage. Les abstentionnistes, toujours plus nombreux, ont déjà pris acte du caractère caduc de la « démocratie » parlementaire : on a tout loisir d’imaginer, à ce rythme, des élections sans électeurs. Quant à ces derniers ils votent, pour beaucoup, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Il y a pourtant la politique – qui n’est plus « la propriété particulière des agents du pouvoir central » (c’est Marx qui parle). La ressusciter ne sera pas l’affaire, loin s’en faut, de quelques semaines. Qu’un mouvement de masse, dans les villes, dans les banlieues et dans les bourgs, considère la détresse, transforme l’aigreur, déplace la rage, éveille la fierté, ranime la dignité populaire d’une voix concrète et sensible, tranchante et à la portée de tout un chacun, puis se saisisse, à terme, du pouvoir afin d’établir l’égalité totale : là réside à nos yeux ce qu’il reste d’espoir.


Joseph Andras


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