Kneecap est un groupe de hip-hop d’Irlande du Nord dont les paroles mélangent humour, références à la fête et propos anti-britanniques. Revendiquant leur culture ouvrière, bannis de la radio, considérés comme des “ennemis du royaume” (qui leur a coupé les subventions), les chanteurs ne donnent pas dans le consensuel. Regardons de plus près leur chanson Get Your Brits Out, l’occasion d’évoquer l’histoire nord-irlandaise et la situation actuelle, où ce petit territoire subit toujours l’oppression britannique.
Un rappel de la situation de l’Irlande du Nord
L’Irlande est souvent considérée comme “la première colonie britannique”. Cette colonisation a débuté au XVIIe siècle lorsque les britanniques ont confisqué les terres des royaumes irlandais et encouragé les anglophones et les protestants à s’y installer, ainsi qu’en Ecosse. Depuis cette date, les révoltes contre le royaume britannique n’ont jamais cessé. Au XIXe siècle le nationalisme irlandais a pris une nouvelle ampleur, notamment à la suite de la “Grande Famine” qui est parfois considérée comme un génocide, puisque largement causée par les politiques britanniques. Après une insurrection de grande ampleur, les républicains irlandais proclamèrent l’indépendance de l’Irlande en 1916, mais les accords de 1921 aboutirent à la partition de l’île : le sud serait indépendant, mais le nord resterait sous occupation britannique. Cela est encore le cas aujourd’hui.
L’Irlande est souvent considérée comme “la première colonie britannique”.
Des rébellions ont régulièrement lieu en Irlande du Nord, mais c’est à partir de la fin des années 1960 que commence la période dite des Troubles, c’est-à-dire une lutte politique intense et très violente entre, d’une part, nationalistes et républicains irlandais, le plus souvent catholiques, et qui souhaitent la réunification de l’Irlande, et d’autre part l’Etat britannique et les unionistes, le plus souvent protestants, qui souhaitent le maintien de la colonisation et le rattachement définitif au Royaume.
On désigne généralement comme “loyalistes” les franges les plus radicales des unionistes, recourant à la violence armée et à des milices paramilitaires.
Côté républicains, c’est l’Irish Republican Army (IRA), un mouvement de guérilla révolutionnaire, qui émerge à partir des émeutes de Belfast (la capitale d’Irlande du Nord) en 1969, et qui procédait souvent à des attaques à la bombe et à des assassinats.
Le nom “Kneecap” qui signifie “rotule” est une référence aux exactions des membres de l’IRA et des loyalistes qui tiraient à l’arme à feu dans les rotules et les articulations des personnes suspectées d’être membres de l’IRA.
Le nom “Kneecap” qui signifie “rotule” est une référence aux exactions des membres de l’IRA et des loyalistes qui tiraient à l’arme à feu dans les rotules et les articulations des personnes suspectées.
L’accord du Vendredi Saint en 1998 met fin aux Troubles. C’est à la suite de celui-ci qu’est créée l’Assemblée d’Irlande du Nord qui désigne l’exécutif nord-irlandais et peut adopter des lois sur les sujets qui ne sont pas la prérogative du Parlement du Royaume-Uni.
CEARTA
En Irlande du Nord les droits élémentaires des Irlandais continuent d’être reniés, à commencer par celui de revendiquer leur langue. En 2017, une loi – l’Irish Language Act – a été proposée pour donner à l’Irlandais un statut égal à l’anglais en Irlande du Nord. Elle fut accompagnée d’importantes protestations. En effet, la question du langage irlandais est centrale dans l’histoire du colonialisme britannique.
C’est dans ce cadre que le rappeur Móglaí Bap, membre de Kneecap, avait réalisé un graffiti sur une station de bus de Belfast : “Cearta” qui veut dire “droit” en irlandais, dans le sens de justice. La police en civil est alors apparue pour l’arrêter ainsi qu’un de ses amis. Móglaí Bap est parvenu à s’échapper mais son ami a lui passé la nuit en prison, en refusant absolument de parler anglais à la police qui a dû recourir à un traducteur.
Cet épisode fut l’inspiration d’un des premiers tubes de Kneecap : C.E.A.R.T.A. avec une phrase en irlandais qui semble bien résumer leur position politique :
“Raithneach dleathach in fuckin’ Éire Aontaithe (légalisation du cannabis dans une putain d’Irlande unie) ».
Le DUP : un puissant parti réactionnaire en faveur du Royaume-Uni
Get Your Brits Out se moque d’importantes figures politiques d’Irlande du Nord, celles du DUP (Democratic Unionist Party).
Dans cette chanson satirique, qui mélange l’irlandais et l’anglais, Kneecap imagine les membres éminents de ce parti, complètement drogués dans une soirée et finissant par reprendre en cœur les slogans du nationalisme irlandais (“Brits out !”).
Il faut dire que le groupe est depuis longtemps la cible du Parti qui le considère comme “haineux” en raison de sa rhétorique nationaliste décomplexée. En 2019, une affiche de leur concert montrait le premier ministre Boris Johnson et la cheffe du DUP Arlene Foster attachés à une fusée s’apprêtant à décoller avec le slogan “Farewell to the Union” (“adieu au Royaume-Uni”.
« DUP harassin’ me (Le DUP me harcèle)
Get Your Brits Out, Kneecap
But now we’re all on the yokes and it’s startin’ to be (Mais maintenant on est tous sous ecstasy et ça commence à être)
A good night out, they forgot all about (Une bonne soirée, ils ont complètement oublié)
The time that I said something like ‘brits out’ (Quand j’ai dit un truc du genre ‘les Brits dehors’) »
Deuxième formation politique d’Irlande du Nord en termes de nombre de sièges à l’Assemblée d’Irlande du Nord, il s’agit d’un parti extrêmement réactionnaire, fondé par un pasteur presbytérien fondamentaliste et unioniste, c’est-à-dire soutenant le maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni face aux nationalistes et républicains irlandais.
Pendant les Troubles, le DUP s’est systématiquement opposé à tous les accords de paix, à toute proposition de partage du pouvoir avec les nationalistes et les républicains, ainsi qu’à toute intervention de l’Irlande dans les affaires nord-irlandaises.
Pire, dans les années 1980, le DUP crée une formation paramilitaire, l’Ulster Resistance. En 1986, ce groupe traversa la frontière irlandaise pour envahir un petit village irlandais du nom de Clontribet. Ces loyalistes vandalisèrent les bâtiments et attaquèrent les policiers.
Ils furent par la suite impliqués dans des assassinats et tentatives d’assassinat de membres de l’Irish Republican Army (IRA) et du Sinn Féin, un parti de gauche pronant la réunification de l’Irlande du Nord avec l’Irlande.
Pendant les Troubles, le DUP s’est systématiquement opposé à tous les accords de paix, à toute proposition de partage du pouvoir avec les nationalistes et les républicains, ainsi qu’à toute intervention de l’Irlande dans les affaires nord-irlandaises.
La chanson cible notamment Arlene Foster, qui fut plusieurs fois première ministre d’Irlande du Nord. Extrêmement agressive à l’égard des nationalistes irlandais, elle fut impliquée dans un scandale d’incitation fiscale qui profita aux membres de son parti et à son entourage.
“Arlene’s throwing shapes off a yoke nearly killed her (Arlene se déchaîne sous ecstasy, ça l’a presque tuée)
Get Your BritS Out, KnEECAP
(…)
Arlene ar mo chlé and she’s getting touchy (Arlene est à ma gauche, et elle devient tactile.)
Must be, just mar gheall ar na yokes (Ça doit être à cause des ecstasy)
Cos she whispered in my ear ‘I like to be choked’ (Parce qu’elle m’a chuchoté à l’oreille : ‘J’aime qu’on m’étrangle’)”
Autre cible : Jeffrey Donaldson, qui fut député, ministre et dirigeant du DUP. Accusé de viols et d’agressions sexuelles, il fut contraint à la démission en mars 2024.
“Jeffrey Donaldson’s lost all his filters (Jeffrey Donaldson a complètement perdu ses filtres)
Get Your BRITS OUT, KNEECAP
Seo duit mate, take two sticks (Tiens, mon pote, prends deux pilules.)
He got me in a headlock and gave me a kiss (Il m’a attrapé par la tête et m’a donné un baiser.)
(…)
Told Donaldson to double drop to see what happens (J’ai dit à Donaldson de doubler la dose pour voir ce qui se passe.)
(…)
Donaldson has started with his homophobic chat (Donaldson a commencé avec ses discours homophobes)
So everyone has started on him and that’s enough of that (Alors tout le monde s’est retourné contre lui, et ça en était assez) »
La chanson vise également Sammy Wilson qui fut maire, député et plusieurs fois ministre. Ministre de l’environnement, il fait part de son très fort climato-scepticisme, niant l’implication humaine dans le changement climatique, en dépit du consensus scientifique, et dénonçant les “écolos fanatiques” (“green fanatics”).
“Sammy Wilson got knocked back at the door (Sammy Wilson s’est fait refuser l’entrée à la porte)
GET YOUR BRITS OUT, KNEECAP
And now he’s out the front in bad form (Et maintenant il est dehors, de mauvaise humeur.) »
En mettant en scène des politiciens extrêmement ringards et rigides dans des positions grotesques et déjantées, Kneecap ridiculise ces figures d’autorité, se fichant de leur allure de sérieux et relevant leur hypocrisie.
Mais il y a, même dans ce choix, la revendication d’une partie de l’identité de la culture irlandaise, dont l’esprit de fête fait partie. Kneecap fait d’ailleurs référence au “craic”, un terme irlandais d’origine gaélique utilisé pour qualifier quelque chose de “fun”, de plaisant, et d’agréable. Difficile à traduire, ce terme est utilisé très régulièrement par la population irlandaise, à la recherche du “bon moment”.
Un soutien permanent à la Palestine
Nous l’avions expliqué dans un article récent, les Irlandais ont un fort tropisme pro-palestinien car le colonialisme israélien résonne, pour ces derniers, avec le colonialisme britannique dont ils furent et sont encore les victimes.
Kneecap ne fait pas exception, déclarant, par exemple, à la suite du mandat d’arrêt à l’encontre de Benjamin Netanyahu par la Cour de Justice Internationale : “This cunt should spend the rest of his days in jail” (“Ce connard devrait passer le reste de ses jours en prison”), rappelant à l’entrée de leurs concerts qu’Israël est accusé de génocide et organisant des concerts pour reverser les fonds aux gazaouis.
À travers leur musique et leurs paroles, Kneecap incarne une culture de résistance ancrée dans l’histoire et les luttes de l’Irlande du Nord. Leur mélange d’humour et de critique sociale met en lumière les tensions encore vives dans cette région marquée par le colonialisme et l’oppression. En choisissant de donner une voix à une identité ouvrière et au combat pour la République irlandaise, tout en se connectant à d’autres luttes comme celle de la Palestine, le groupe est un symbole d’insoumission et d’affirmation culturelle. Kneecap ne se contente pas de dénoncer, ils revendiquent un espace de fête, de libération où l’esprit du “craic” irlandais devient lui-même un acte de résistance.
Rob Grams
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