Comment les écogestes entretiennent la catastrophe


Prisée par les ONG, les colibris et les journalistes aussi bien que par les gouvernements bourgeois et les multinationales fossiles, la religion des écogestes est devenue l’entrée principale dans la cause environnementale. Pourtant, à l’examen, elle s’avère absolument délétère. L’approche sociologique démontre que l’écocitoyenneté morale accroît la violence symbolique qui pèse sur les classes populaires, et les sciences cognitives qu’elle détourne l’individu de l’action systémique aujourd’hui nécessaire. Il est donc temps de se débarrasser de ce paradigme paresseux, véritable Cheval de Troie des néolibéraux pour désagréger l’action collective.

« Faut-il que j’achète une voiture à électricité ou à essence, sachant que les prix et les aides varient ? » Citant un calcul du Point et soucieux de donner un parfum de télé-achat à la matinale de France Culture, la cause du consommateur-qui-a-besoin-de-s-y-retrouver chevillée au corps, Guillaume Erner interroge la présidente de la commission de régulation de l’énergie et ancienne ministre du logement d’Emmanuel Macron, l’inoubliable Emmanuelle Wargon. Dans cet entretien consacré à la transition, le présentateur du service public de l’information – « libéral de conviction », 6 000 euros net par mois en salaire, habitant du très chic quartier du Marais à Paris, détenteur de plusieurs voitures de collection et d’une maison dans la Drôme, mais surtout amoureux « des arbres et les forêts, des chênes et des pins, de l’odeur de l’humus », d’après le portrait confraternel que lui consacre Libération – se renseigne sur ce qu’il doit faire à son niveau pour bien consommer, malgré les « signaux contradictoires » en cours. Et l’ancienne ministre de rassurer son monde sur sa vision de la transition énergétique : « ne pas contraindre ». 

Les sites gouvernementaux sont d’importants relais de l’impératif des « petits gestes » comme « enfiler un pull »

Influencer les comportements plutôt que réguler l’économie : le gouvernement des nudges

Qu’il s’agisse de la tournure de l’entretien donné par Guillaume Erner ou des réponses de la régulatrice commissionnée, on voit bien le registre à l’œuvre : proposer un cadrage individualisant de l’écologie, renvoyant au registre désormais bien connu des écogestes. Dans ce cadre, c’est à homo oeconomicus de procéder à des arbitrages pertinents sur sa consommation, en confrontant sa conscience à l’information disponible et sa pratique au signal « prix ». Dès lors, l’action publique peut se cantonner au dyptique sensibilisation/incitation, ce qui permet de dissoudre toute forme d’intervention politique dans le flot naturel du marché, quitte à rendre la « transition » optionnelle. 

Au cœur de cette doctrine qui fait florès en climat capitaliste, on retrouve une technique de gouvernement particulière : le « nudge », un concept issu des sciences du comportement très apprécié dans le champ du marketing, qui consiste à influencer indirectement un comportement individuel par des dispositifs de suggestion discrets visant à manipuler la prise de décision de manière inconsciente. Nudge signifie littéralement « coup de pouce » ou « coup de coude ». Toute la beauté de cette théorie, également appelée « paternalisme libertarien », réside dans sa capacité à « conduire les conduites » sans passer par la contrainte explicite (obligations, sanctions, etc). Pour l’État capitaliste, c’est tout bénef : les dispositifs requis sont peu coûteux et ne nécessitent pas de remettre en cause l’ordre social. Seuls les réflexes individuels comptent.

On voit bien le registre à l’œuvre : proposer un cadrage individualisant de l’écologie, renvoyant au registre désormais bien connu des écogestes. Dans ce cadre, c’est à homo oeconomicus de procéder à des arbitrages pertinents sur sa consommation, en confrontant sa conscience à l’information disponible et sa pratique au signal « prix ». Dès lors, l’action publique peut se cantonner au dyptique sensibilisation/incitation, ce qui permet de dissoudre toute forme d’intervention politique dans le flot naturel du marché.

En juillet 2021, Barbara Pompili, ancienne dirigeante des Verts devenue ministre de la Transition écologique d’Emmanuel Macron, part « en croisade contre les mégots » qui polluent les océans. La voilà qui débarque alors dans la petite commune maritime où je réside, avec un dispositif redoutable : taguer « la mer commence ici » à côté de plusieurs bouches d’égout. Manière de faire d’une pierre deux coups : communiquer pour sensibiliser, marquer pour influencer. Que la commune manque de moyens pour installer plus de poubelles suite à la baisse de la dotation des collectivités territoriales, ou que les cigarettiers produisent par milliards des marchandises délétères pour la santé et l’environnement, n’est pas son problème – ne pas contraindre. Un an plus tard, la peinture avait disparu (dans l’océan, je présume) et l’opération de communication avait fini par tomber à l’eau elle aussi (comme cette immémorable personnalité politique, d’ailleurs). 

L’important, dans la communication sur les écogestes, c’est de parler à la place des lecteurs (« je trie mes déchets » « je ferme le robinet ») et d’utiliser des petits dessins naïfs et enfantins

Les colibris de la British Petroleum

Mais quelles sont les sources du paradigme des écogestes, aujourd’hui encore largement dominant, au point d’être repris en chœur par toutes les grandes ONG (du WWF à Greenpeace) comme par les gouvernements bourgeois d’Emmanuel Macron, comme je le montre dans mon livre ? Retenons-en deux principales : la popularisation de la notion d’empreinte carbone individuelle et celle, du moins en France, de la fable fétiche de feu Pierre Rhabi et de son mouvement des Colibris (n’oublions pas que l’écologie du spectacle adore les récits).

En 2004, alors que la question climatique progresse dans la sphère politique et que le viseur se rapproche dangereusement des producteurs d’énergies fossiles, la British Petroleum missionne en effet l’entreprise de relations publiques Ogilvy & Mather pour améliorer son image. Ensemble, ils choisissent de tout miser sur la notion d’empreinte carbone individuelle, pour porter la focale (et la responsabilité) sur les individus consommateurs (vive les « consommac’teurs ») et invisibiliser subséquemment la question brûlante du partage de l’effort climatique entre les entreprises et les individus,  de même qu’entre les riches et les pauvres. Ainsi, la compagnie pétrolière propose-t-elle au public de calculer son empreinte carbone pour tenter de l’améliorer. Ainsi, comme l’écrira un chroniqueur du New York Times quinze ans plus tard : « S’inquiéter de votre empreinte carbone est exactement ce que les grandes sociétés pétrolières veulent que vous fassiez. » 

En 2004, la British Petroleum et l’entreprise de relations publiques Ogilvy & Mather choisissent de tout miser sur la notion d’empreinte carbone individuelle, pour porter la focale (et la responsabilité) sur les individus consommateurs (vive les « consommac’teurs ») et invisibiliser subséquemment la question brûlante du partage de l’effort climatique entre les entreprises et les individus,  de même qu’entre les riches et les pauvres.

Une paire d’années plus tard, les chantres de la sobriété heureuse (et rentable pour ses promoteurs médiatiques), Pierre Rhabi et son acolyte Cyril Dion fondent l’association des Colibris, un mouvement citoyen apolitique (pour ne pas cliver) et consensuel (pour ne pas conflictualiser) qui porte en étendard la fameuse fable amérindienne dans laquelle le petit oiseau s’épuise à porter de petites gouttes d’eau dans son bec pour éteindre un incendie trop grand pour lui. Face à l’étonnement légitime des autres animaux, il répond qu’il « fait sa part » – avant de mourir, sans réel succès (mais cette partie est coupée au montage).

Ainsi naît l’éco-citoyennisme moral qui va imprégner tout le champ environnemental français pendant des décennies, à base d’individualisme dépolitisé, de sensibilisation culturelle et de moralisme abstrait : ce qui compte n’est pas de réussir collectivement à changer le système en s’inscrivant dans la lutte des classes (une grille de lecture étrangère à Pierre Rabhi) mais de se réformer individuellement pour soulager sa conscience et prendre sa part dans l’addition millénariste des petits gestes individuels censés amorcer la transition. Co-produit par l’association des Colibris, le documentaire de Cyril Dion, Demain, sorti en 2015, expose en l’occurrence une myriade de « solutions » issues d’initiatives individuelles qui font bouger les choses à leur échelle. Manière de montrer, en rapprochant des ersatz de transition dans un joli récit, qu’il est possible d’avancer sans renverser le capitalisme. 

Ainsi naît l’éco-citoyennisme moral qui va imprégner tout le champ environnemental français pendant des décennies, à base d’individualisme dépolitisé, de sensibilisation culturelle et de moralisme abstrait : ce qui compte n’est pas de réussir collectivement à changer le système en s’inscrivant dans la lutte des classes mais de se réformer individuellement pour soulager sa conscience et prendre sa part dans l’addition millénariste des petits gestes individuels censés amorcer la transition.

Comme le montre Jean-Baptiste Malet dans son enquête publiée par le Monde diplomatique sur le « système Pierre Rabhi », ce positionnement individualiste (typique de l’écologie bourgeoise) s’avère parfaitement soluble dans le régime d’intérêts de la classe dominante. En témoigne par exemple cette citation de Pierre Rabhi : « Beaucoup de gens bénéficient du secourisme social. Mais, pour pouvoir secourir de plus en plus de gens, il faut produire des richesses. Va-t-on pouvoir l’assumer longtemps ? » Faire porter la responsabilité de la crise écologique à la protection sociale, donc aux plus démunis, en partant d’une exaltation de la frugalité. De fait, la grande bourgeoisie économique adore ce credo : « “Il y a six ans, j’ai commencé à lire Pierre Rabhi”, déclare ce patron colibri. “Pour que nous parvenions au changement, il faut que chacun fasse sa part. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui veulent changer le monde, et c’est aussi la volonté de Carrefour”. » Voilà donc à quoi mène l’idéalisme pseudo-spiritualiste des colibris : au mariage de la carpe et du lapin et au mirage de l’écologie-jardinage. En fait, à l’impuissance organisée d’une cause laissée pour inoffensive, devenue faire-valoir du capitalisme à force de dépolitisation bien comprise. 

Un catéchisme de classe

Car la focale portée sur les petits gestes du quotidien tend à réserver l’écologie aux classes supérieures, très éduquées et dotées des ressources nécessaires pour consentir à quelques sacrifices mineurs dans leurs modes de vie. Les écogestes renvoient en effet à une écologie du luxe et de la volupté, cultivée comme un art de vivre raffiné, calibré pour les adeptes du bio et du vélo électrique, prodigues avec les ONG mais dont le portefeuille reste imperméable aux taxes sur la pollution. Elles en sont d’autant plus friandes que cette approche éparpille complètement la perception économique et sociale du problème écologique, donc de leur responsabilité structurelle dans le désastre en cours. Elles peuvent ainsi dévorer cœur battant les articles de presse qui se multiplient sur le sujet et viennent valider leur positionnement, à la fois volontaire et modéré. Comme celui, payant, figurant dans l’édition du 26 février 2025 du Monde, labellisé « transition écologique » et intitulé : « Un appel en visio pollue-t-il davantage qu’un coup de fil audio ? »

La focale portée sur les petits gestes du quotidien tend à réserver l’écologie aux classes supérieures, très éduquées et dotées des ressources nécessaires pour consentir à quelques sacrifices mineurs dans leurs modes de vie. Elles en sont d’autant plus friandes que cette approche éparpille complètement la perception économique et sociale du problème écologique, donc de leur responsabilité structurelle dans le désastre en cours.

Mais au-delà des frivoles acquis de conscience, les écogestes donnent lieu à toute une économie profitable du « développement durable », avec ses segments de marché premium, dont le way of life des gens responsables se trouve enrichi, pour ne pas dire sublimé, par quelques touches d’écologie. Dans une approche individualiste marquée par les relations de pouvoir propres à l’économie de marché, écologiser son mode de vie devient ainsi nécessairement un vecteur de distinction sociale (sans parler des avantages matériels associés, comme une bonne santé liée à la possibilité de se nourrir d’aliments bio ou d’effectuer ses trajets professionnels en vélo, etc.)

Car en plus de réserver l’écologie aux élites, la pratique libérale des écogestes mène rarement à un changement significatif dans la structure de l’offre économique. Ainsi, quand bien même quelques-uns s’adonnent à des écogestes coûteux, les infrastructures ne sont de toute façon pas prêtes, faute de planification volontariste, à absorber les transformations comportementales à la bonne échelle. L’offre va donc être segmentée pour se donner au plus offrant, c’est-à-dire au plus riche, sans être substantiellement redéfinie. La politique climatique de Joe Biden s’est par exemple concentrée sur un aspect principal : favoriser l’électricité verte, issue des énergies renouvelables, dans le mix énergétique américain et les usages associés – comme conduire une Tesla hors de prix). Ce qui n’a pas empêché dans le même temps les Etats-Unis d’atteindre des records dans la production d’hydrocarbures.

En l’occurrence, à qui d’autres qu’aux privilégiés insérés dans les classes supérieures de la société peuvent bien s’adresser les injonctions morales sur la consommation, dans un pays où la pauvreté progresse à mesure que les richesses se concentrent ? En France, non seulement le taux de pauvreté augmente (plus d’un million de pauvres supplémentaires en une vingtaine d’années), mais les écarts de niveau de vie se creusent. Qui peut bien lutter contre la fin du monde à sa propre échelle, quand les fins de mois mènent à l’abîme ? Qui va écologiser son mode de vie, quand celui-ci ne permet plus de faire partie de la société légitime ? Qui va intégrer l’habitabilité de la planète à ses pratiques, quand le territoire de la République reste hostile à certains groupes sociaux, à commencer par les personnes racisées ? Qui exactement bénéficie des espaces verts et des pistes cyclables mis en place par les élus écologistes dans les grandes métropoles, où la spéculation immobilière rend le logement hors de prix ? L’écocitoyenneté morale est un paradigme de classe. L’économiste libéral Jean Pisany-Ferry en convient lui-même dans un rapport commandé par le gouvernement sur les « incidences économiques de l’action pour le climat » : même pour un ménage appartenant à la classe moyenne, écologiser sommairement son mode de vie (vecteur de chauffage, isolation du logement, changement de véhicule) représente un investissement équivalent à une année de revenu environ.

L’économiste libéral Jean Pisany-Ferry en convient lui-même dans un rapport commandé par le gouvernement sur les « incidences économiques de l’action pour le climat » : même pour un ménage appartenant à la classe moyenne, écologiser sommairement son mode de vie (vecteur de chauffage, isolation du logement, changement de véhicule) représente un investissement équivalent à une année de revenu environ.

De fait, les écogestes permettent également de donner corps à l’idéologie gradualiste qui imprègne l’écologie bourgeoise, des Verts aux ONG : il faudrait transitionner par nuances successives, sans heurts ni confrontations, en commençant par les petits bonheurs simples. Quand je travaillais à Greenpeace, la dir’com nous serinait que les écogestes étaient la première étape de toute une palette d’engagements qui déboucheraient finalement sur… quoi exactement ? Presque rien. Car dans la mesure où les ONG refusent de remettre en cause le capitalisme et de recomposer l’espace politique, elles n’ont rien de significatif à proposer au public. À Greenpeace, où j’ai dû subir les remontrances de la direction quand j’ai osé critiquer publiquement la religion des écogestes, cette échelle d’engagement s’arrête bien souvent au simple don à l’ONG – laquelle refuse par exemple d’appeler à voter aux élections, car trop engageant pour la structure.

Pierre Rabhi est un peu le Saint père du culte des écogestes.

De même, chez les Verts, on entretient un électorat bourgeois de centre-ville dans ses illusions, en lui offrant un exutoire électoral sans engagement qui vient pénaliser bien souvent la gauche de rupture (pensons à l’acharnement de Jadot contre Mélenchon à la dernière présidentielle, ou au choix de Marine Tondelier de briser la Nupes pour faire cavalier seul aux européennes). En fait, le gradualisme environnemental s’arrête bien souvent dès le premier échelon, au-delà duquel miroite le plafond de verre du « grand soir » (brrr !). Un culte du raisonnable devenu irrationnel.

Les rares personnes de ma connaissance qui parviennent à vivre volontairement dans une forme de neutralité carbone et de vertu environnementale pure et parfaite – des sortes de warriors de l’ascèse écologique – suscitent souvent chez moi un mélange d’admiration… et de malaise. De fait, ils exercent par leurs remarques inopinées une forme de violence symbolique aiguë : à leur contact, on ne se sent jamais à la hauteur, incapables de pratiquer un système d’existence quotidienne quasiment disciplinaire, totalement désencastré des rapports sociaux génériques. Souvent, les champions et championnes des écogestes répandent une forme de sectarisme social qui nourrit en retour un rejet de la part de différents groupes sociaux pour lesquels l’écologie semble inaccessible et punitive.

Enfin, quand les écogestes sont pratiqués jusqu’au bout par des individus qui n’appartiennent pas forcément aux classes supérieures, ils deviennent hélas quasiment identitaires. Les rares personnes de ma connaissance qui parviennent à vivre volontairement dans une forme de neutralité carbone et de vertu environnementale pure et parfaite – des sortes de warriors de l’ascèse écologique – suscitent souvent chez moi un mélange d’admiration… et de malaise. De fait, ils exercent par leurs remarques inopinées une forme de violence symbolique aiguë : à leur contact, on ne se sent jamais à la hauteur, incapables de pratiquer un système d’existence quotidienne quasiment disciplinaire, totalement désencastré des rapports sociaux génériques. Souvent, les champions et championnes des écogestes répandent une forme de sectarisme social qui nourrit en retour un rejet de la part de différents groupes sociaux pour lesquels l’écologie semble inaccessible et punitive. Car leur exemplarité exige des rétributions symboliques, glanées sous forme d’observations désobligeantes (« Ah tu prends ta voiture pour ça ? Moi jamais ») ou de virtu signaling – pour l’exemplarité. Faire sa part devient alors faire sa parade. Et l’écologie, un repoussoir puissant. Il ne faut pas s’étonner ensuite si l’extrême-droite fait office de valeur-refuge pour des populations qui se sentent méprisées par les agents de la bonne conscience environnementale. 

Des « solutions » qui aggravent le problème ? 

On comprend bien l’intérêt du big business à pousser dans l’espace public la combinaison nudge-écogestes : elle permet de contourner la responsabilité des appareils économiques dans la crise climatique, les conséquences réelles du mode de production capitaliste et l’illégitimité des positions de classes actuelles, qui reposent sur la destruction pure et simple des fonctions vitales de notre écosystème. Mais est-ce si grave ?, me direz-vous. N’est-ce pas mieux que rien ? Intuitivement, nous pourrions penser que les écogestes, au pire, ne font pas de mal. Pratiquant moi-même certains écogestes dans la vie quotidienne, c’est d’ailleurs ma position sur le plan strictement individuel. 

Mais est-ce si grave ?, me direz-vous. N’est-ce pas mieux que rien ? Intuitivement, nous pourrions penser que les écogestes, au pire, ne font pas de mal.

Mais en creusant davantage ce sujet, cette position minimaliste apparaît comme très discutable. C’est notamment ce que soutiennent deux spécialistes du comportement et chercheurs en sciences cognitives dans une étude parue en 2022 dans la revue Behavior and Brain Science. Membres de l’école behavioriste, Nick Chater et George Loewenstein ont longtemps adhéré à l’approche individualiste (i-frame – cadre I) des « problèmes », par contraste avec l’approche systémique (s-frame – cadre S). Il faut dire que la première ouvre à des carrières rentables au sein du monde libre. Pour autant, à l’heure des comptes, les deux chercheurs font œuvre de repentance : « La notion d’empreinte carbone [individuelle] a attiré, et peut-être détourné, les spécialistes des sciences du comportement, y compris nous-mêmes. […] L’enthousiasme excessif des spécialistes des sciences du comportement pour les politiques de type cadre I a annihilé le travail relevant des réformes d’ordre systémiques, comme le souhaitent d’ailleurs les entreprises qui œuvrent à entraver tout changement réel. Nous avons été les complices involontaires des forces opposées à l’avènement d’une société meilleure. » Ils condamnent ainsi sans détour l’approche individualiste, qui n’a jamais donné lieu à des résultats significatifs sur l’environnement.

Ces travaux montrent que lorsque l’on s’engage sur le terrain environnemental par le prisme des petits gestes, on finit tôt ou tard par reléguer l’approche systémique hors de nos préoccupations. Pour le dire autrement : la charge mentale associée aux écogestes finit par envahir complètement la représentation du problème et les conduites associées, les menant inexorablement vers la dépolitisation. Un résultat qui constitue de fait une réfutation totale de la position gradualiste, qui vend les écogestes comme un premier pas vers l’engagement politique. 

Pour cela, ils en reviennent à l’état des connaissances scientifiques sur la cognition humaine. Ils rappellent notamment que « le cerveau n’intègre les différents stimuli qu’il rencontre que d’une seule manière à la fois. Ainsi, une fois qu’un « cadre » représentationnel est adopté, les autres cadres deviennent difficiles d’accès. (…) Quel que soit le domaine cognitif, différents cadres sont en concurrence ; lorsque plusieurs sont disponibles, se concentrer sur l’un d’entre eux tend à évincer les autres. » Autrement dit, lorsque l’on s’engage sur le terrain environnemental par le prisme des petits gestes, on finit tôt ou tard par reléguer l’approche systémique hors de nos préoccupations. Pour le dire autrement : la charge mentale associée aux écogestes finit par envahir complètement la représentation du problème et les conduites associées, les menant inexorablement vers la dépolitisation. Un résultat qui constitue de fait une réfutation totale de la position gradualiste, qui vend les écogestes comme un premier pas vers l’engagement politique. 

Quelques warriors des écogestes font vivre le mythe d’une solution individuelle émancipatrice… et capitalisent symboliquement sur leurs prouesses.

D’autant plus, expliquent les auteurs, que le cerveau humain a tendance à diviser les responsabilités à l’œuvre autour d’une problématique, pour finalement n’en garder qu’une seule. Chez les électeurs comme chez les décideurs politiques, une fois le cadre individualiste adopté, le cadre systémique se trouve ainsi mécaniquement relégué hors des options pertinentes. Une tendance renforcée par ce que les chercheurs appellent le « biais d’action unique » : une fois qu’une action est entreprise, les autres sont écartées, même si elles sont plus efficaces. Or l’action individuelle, de portée immédiate, permet de réduire l’incertitude et donc d’emporter une adhésion individuelle sans adéquation réelle avec la nature du problème : on a l’impression d’être plus efficaces en baissant le chauffage qu’en épousant les formats, plus indirects, de l’action politique. Ce que les scientifiques nomment aussi « erreur d’attribution fondamentale » : une vision fausse des chaînes de causalité.

L’approche individualiste du ravage écologique est l’un des formats les plus répandus de la fausse conscience contemporaine et constitue un frein réel à toute transformation sociale véritable. Pire, l’écologie des écogestes ne fait que renforcer la conquête des présupposés néolibéraux sur la société, aggravant ainsi ses dégâts dans tous les domaines. 

En résumé, pour les chercheurs, l’entrée par les écogestes mène inévitablement à la dépolitisation de l’écologie et s’avère ainsi dangereusement contre-productive. Ce faisant, l’approche individualiste du ravage écologique est l’un des formats les plus répandus de la fausse conscience contemporaine et constitue un frein réel à toute transformation sociale véritable. Pire, l’écologie des écogestes ne fait que renforcer la conquête des présupposés néolibéraux sur la société, aggravant ainsi ses dégâts dans tous les domaines. 

Revenir aux politico-gestes

La manière de décrire un problème conditionne le type de solution à lui apporter, et vice versa. La tranquillité avec laquelle le bloc bourgeois s’est arrogé la religion des écogestes – en renvoyant l’écologie réaliste au fantasme effrayant du Grand soir – démontre à quel point celle-ci a complètement vicié le traitement de l’enjeu écologique, jusqu’à le rendre insignifiant. Aux écogestes, il est urgent d’opposer les politico-gestes, c’est-à-dire ceux qui restaurent de la capacité collective et réorganisent de la puissance politique : insurrections, résistances, blocages, mobilisation, organisation, convictions, vote. Tout ce qui, au lieu de ramener au repli sur soi, à la mise en scène et au contentement de classe, entraîne vers le renversement des structures de pouvoir capitaliste. 

Quand il s’agit d’appuyer la lutte sur la problématisation des comportements, la critique doit toujours avoir un contenu de classe et cibler les émissions de luxe (par exemple, celles des yachts et des jets privés). Et toujours s’accompagner d’une critique de la production, c’est-à-dire d’une problématisation de l’offre, au lieu de fustiger essentiellement la demande.

Par conséquent, quand il s’agit d’appuyer la lutte sur la problématisation des comportements, la critique doit toujours avoir un contenu de classe et cibler les émissions de luxe (par exemple, celles des yachts et des jets privés). Et toujours s’accompagner d’une critique de la production, c’est-à-dire d’une problématisation de l’offre, au lieu de fustiger essentiellement la demande. Si les riches utilisent des jets privés pour les grands soirs de fête, c’est d’abord parce que le capital les produit.